ANALYSE

La Turquie dans le nord de la Syrie : le coût de l’influence

Pays limitrophe de la Syrie, la Turquie est un acteur majeur au sein de la crise syrienne. Son influence est particulièrement visible dans le nord du pays.

Les réfugiés syriens, un enjeu majeur

Depuis le début de la guerre, la Turquie a ouvert ses portes aux réfugiés syriens, accueillant ainsi plus de 3,6 millions de réfugiés[1]. Bien que la présence des réfugiés constitue un moyen de pression envers les pays européens, elle pose également des problèmes en Turquie où la crise économique et le chômage élevé ont augmenté les tensions et accru la xénophobie et le racisme[2]. Ces tensions pourraient expliquer en partie la défaite d’Erdogan aux élections municipales. Ainsi, la question des réfugiés lui sert de prétexte pour sa politique en Syrie. En effet, lors de l’Assemblée générale de l’ONU, il a soutenu un projet d’installer 2 à 3 millions de réfugiés syriens dans la zone de « sécurité », c’est-à-dire dans les zones sous son contrôle dans le nord de la Syrie, qui lui permettrait de diminuer la pression migratoire tout en faisant passer ce projet pour une action humanitaire. A terme, ce projet lui permettrait donc d’avoir une région qui lui soit favorable à la frontière avec la Turquie[3].

Des relations difficiles

Province de l’Empire ottoman durant environ 400 ans, la Syrie fut ensuite placée sous mandat français en 1918 jusqu’à son indépendance en 1946. La frontière entre la Turquie et la Syrie a alors été le résultat des accords entre Mustafa Kemal et la France[4]. L’attribution par la France du sandjak d’Alexandrette (actuellement Hatay) à la Turquie, va augmenter les tensions entre les deux pays, car la Syrie considère ce territoire comme lui appartenant. Les relations turco-syriennes sont alors tendues et les tensions seront accentuées par la guerre froide car la Syrie rejoint le camp de l’Union Soviétique[5]. Les années 2000 vont conduire à un profond changement des relations internationales turques. En effet, elles voient l’arrivée au pouvoir du parti AKP et la mise en place d’une politique diplomatique issue d’Ahmet Davutoglu, ministre des Affaires Étrangères turc entre 2009 et 2014, puis premier ministre entre 2014 et 2016. Les échanges entre les pays arabes et la Turquie se sont alors intensifiés, à la fois en termes politiques et économiques, mais également en termes culturels. En effet, les séries turques vont se répandre aux Moyen-Orient, tandis que les échanges commerciaux deviennent de plus en plus importants[6]. En outre, la mise en avant de son caractère islamique, ainsi que le soutien apporté à la cause palestinienne, va permettre à Erdogan d’accroitre sa popularité dans les pays arabes. En 2009, la Turquie se rapproche de la Syrie. Cependant, le printemps arabe va porter un coup à la stratégie turque. Ainsi, les manifestations massives en Syrie et la répression qui s’en suit, dégradent particulièrement les relations entre la Turquie et la Syrie. En effet, Erdogan va tenter de convaincre Bachar el Assad d’entamer une transition. Mais ce dernier refuse et la Turquie apporte son soutien à l’opposition syrienne[7].

L’intervention turque en Syrie

La Turquie a apporté un soutien à l’opposition syrienne à la fois en termes logistiques et matériels, afin d’hâter la chute de Bachar al-Assad. Cependant, ce soutien indifférencié à différentes factions rebelles, et l’enlisement de la Turquie dans le conflit syrien ont été délétères pour le pays[8]. En effet, son soutien à des groupes islamistes et son engagement militaire dans la région ont amoindri son image, rappelant de fait « la mémoire de l’oppression ottomane »[9]. Cette politique a également eu des effets au sein du pays, où l’afflux des réfugiés a crispé une partie de la population, dans un contexte économique difficile. Cela a conduit à une crispation du gouvernement turc. Enfin, cette politique a également montré les limites de la puissance turque, qui n’a pas réussi à déloger Bachar al-Assad et qui se retrouve engluée dans une situation instable en Syrie. En outre, la question kurde reste une des préoccupations majeures de la Turquie. Or la crise syrienne a permis l’affirmation de velléités indépendantistes des kurdes syriens (notamment YPG), proches de la frontière avec le pays, ce qui a encouragé le PKK à la reprise de la lutte contre la Turquie[10]. Inquiète de la possible création d’une région autonome kurde à sa frontière, la Turquie accuse les organisations kurdes d’être liées au PKK, puis décide d’intervenir à trois reprises en Syrie. Tout d’abord en 2016, elle lance l’opération « bouclier de l’Euphrate » à la frontière dirigée à la fois contre les kurdes et l’État Islamique, permettant la prise de Jarabulus. La ville d’Afrin est prise en 2018 suite à l’opération « rameau d’olivier »[11]. Enfin en 2019, la Turquie lance une opération d’envergure, « source de la paix », afin d’établir un corridor de 30 km le long de la frontière pour permettre l’installation des réfugiés d’une part, mais également de repousser la menace kurde[12]. Erdogan cherche ainsi à exercer un contrôle politique sur le nord de la Syrie[13].

Une influence visible

L’objectif de la Turquie était d’établir une vingtaine de nouvelles villes dans la zone de « sécurité » le long de la frontière turque. Ces villes, construites par des entreprises turques, représentent un marché estimé à 28 milliards de dollars[14]. En outre, face à la chute de la valeur de la Livre Syrienne, le président du gouvernement provisoire syrien, Abd-al-rahman Moustafa a annoncé le mardi 8 juin 2020 le remplacement de la livre syrienne par la livre turque, « pour protéger l’épargne des citoyens en raison de la dépréciation rapide de la livre syrienne, nous avons intensifié nos négociations avec les autorités turques compétentes et avons franchi la première étape du processus de lancement de petits billets en livres turques, indispensables au quotidien, dans le nord de la Syrie »[15]. Cette mesure a été mise en place dans les zones contrôlées par la Turquie ainsi que celle d’Idlib contrôlée majoritairement par Hay’at Tahrir al-Cham, et a été accueilli avec soulagement par la population qui a vu son salaire fondre face à la chute de la livre syrienne[16]. Cependant, certains fonctionnaires notamment dans la police et dans le secteur hospitalier étaient déjà payés en livres turques depuis quelques années[17], ainsi que les mercenaires syriens financés par la Turquie[18].  Ainsi, cette mesure a permis l’envoi de petites coupures de monnaie turque au sein des différents bureaux de change et de poste qui font office de banque[19]. Mais cette généralisation de l’utilisation de la livre turque, montre également l’influence grandissante du pays dans le nord de la Syrie, devenant un état de substitution dans les zones qu’elle contrôle. Cela nuit en outre au régime syrien, tant en raison de la menace de ne jamais récupérer ces zones, mais également car cela fragilise encore plus la stabilité de la livre syrienne[20]. Mais l’influence de la Turquie ne s’arrête pas là. En effet, le pays a multiplié les investissements dans les zones frontalières, mettant en place une véritable administration de substitution. Ainsi, elle a installé des bureaux de la poste turque, et a mis en place des écoles en langues turques. De plus, les cartes Sim de Turk Telekom sont maintenant vendues dans les zones contrôlées par la Turquie[21]. Enfin, ces zones ainsi que la province d’Idlib peuvent désormais bénéficier de l’électricité turque. En effet, en 2014, une entreprise syrienne basée dans la province d’Idleb, Green Energy, a été créé afin de réhabiliter le réseau électrique détruit par la guerre. Grâce à un accord avec les autorités turques, l’électricité est acheminée de Turquie, permettant de servir les zones densément peuplées[22]. Cela allège le coût des groupes électrogènes particulièrement couteux que devaient utiliser les citoyens. Enfin, bien que moins présente, La Turquie a financé par l’intermédiaire d’ONG humanitaires turques environ 15 000 maisonnettes en parpaing à Idlib afin de remplacer les tentes des camps de déplacés[23].

Une politique coûteuse

La politique turque envers la Syrie s’est révélée très coûteuse face à l’enlisement de la situation et le poids économique et politique des réfugiés. Cela explique ainsi l’investissement massif des turcs dans la zone de « sécurité », limitant ainsi le poids économique de la guerre et empêchant une nouvelle vague de réfugiés vers la Turquie[24]. Cependant, l’instabilité et le manque d’investissement rendent la situation tendue au sein de la zone de « sécurité ». En effet, la région d’Afrin est en proie à de nombreuses violences, dont des attentats à la voiture piégée et des assassinats que la Turquie peine à endiguer[25]. Ces violences impactent la Turquie, qui a notamment perdu deux hommes le 26 juillet[26]. Face à cette situation, les Turcs ont abandonné leur objectif initial, le départ de Bachar al-Assad ne constituant plus une priorité face à la menace kurde.

Marie de La Roche Saint-André, Assistante de recherche


[1] Sommet de l’UE : le sort des réfugiés syriens en Turquie de retour sur la table des négociations. (2021, 26 juin). France 24. https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20210626-sommet-de-l-ue-le-sort-des-r%C3%A9fugi%C3%A9s-syriens-en-turquie-de-retour-sur-la-table-des-n%C3%A9gociations (consulté le 26/07/2021).

[2] Miktar, M. (2020, 6 mars). Syrie : mais que cherche donc Erdogan ? TV5MONDE. https://information.tv5monde.com/info/syrie-mais-que-cherche-donc-erdogan-350189 (consulté le 26/07/2021).

[3] Ibid.

[4] Marcou, J. (2017). Les enjeux stratégiques et politiques de la nouvelle frontière arabo-kurde de la Turquie. Confluences Méditerranée, 101, 27‑38. https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2017-2-page-27.htm (consulté le 27/07/2021).

[5] Ibid.

[6] Jabbour, J. (2019, 28 juin). La Turquie au Moyen-Orient : du “néo-ottomanisme” à l’aventure syrienne. Vie Publique. https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/38497-la-turquie-au-moyen-orient-du-neo-ottomanisme-laventure-syrienne (consulté le 27/07/2021).

[7] Marcou, J. (2017). Les enjeux stratégiques et politiques de la nouvelle frontière arabo-kurde de la Turquie. Confluences Méditerranée, 101, 27‑38. https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2017-2-page-27.htm (consulté le 27/07/2021).

[8] Jabbour, J. (2019, 28 juin). La Turquie au Moyen-Orient : du “néo-ottomanisme” à l’aventure syrienne. Vie Publique. https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/38497-la-turquie-au-moyen-orient-du-neo-ottomanisme-laventure-syrienne (consulté le 27/07/2021).

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Jégo, M. (2021, 19 mars). Désolation et insécurité dans les protectorats turcs du Nord syrien. Le Monde. https://www.lemonde.fr/international/article/2021/03/19/desolation-et-insecurite-dans-les-protectorats-turcs-du-nord-syrien_6073787_3210.html (consulté le 28/07/2021).

[12] Feertchak, A. (2019, 14 octobre). Avec l’intervention turque, comprendre le rôle des principaux acteurs en Syrie. Le Figaro. https://www.lefigaro.fr/international/avec-l-intervention-turque-comprendre-le-role-des-principaux-acteurs-en-syrie-20191014 (consulté le 28/07/2021).

[13] Miktar, M. (2020, 6 mars). Syrie : mais que cherche donc Erdogan ? TV5MONDE. https://information.tv5monde.com/info/syrie-mais-que-cherche-donc-erdogan-350189 (consulté le 26/07/2021).

[14] Miktar, M. (2020, 6 mars). Syrie : mais que cherche donc Erdogan ? TV5MONDE. https://information.tv5monde.com/info/syrie-mais-que-cherche-donc-erdogan-350189 (consulté le 26/07/2021).

[15] Hayek, C. (2020, 15 juin). La livre turque en passe de remplacer la livre syrienne dans les zones de l’opposition. L’Orient-Le-Jour. https://www.lorientlejour.com/article/1221926/dans-les-zones-de-lopposition-la-livre-turque-en-passe-de-remplacer-la-livre-syrienne.html (consulté le 26/07/2021).

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18] Stephan, L. (2020, 6 juillet). Ankara renforce son influence dans les territoires syriens sous son contrôle. Le Monde. https://www.lemonde.fr/international/article/2020/07/06/ankara-renforce-son-influence-dans-les-territoires-syriens-sous-son-controle_6045336_3210.html (consulté le 27/07/2021).

[19] Ibid.

[20] Hayek, C. (2020, 15 juin). La livre turque en passe de remplacer la livre syrienne dans les zones de l’opposition. L’Orient-Le-Jour. https://www.lorientlejour.com/article/1221926/dans-les-zones-de-lopposition-la-livre-turque-en-passe-de-remplacer-la-livre-syrienne.html (consulté le 26/07/2021).

[21] Dans le nord-ouest de la Syrie, on s’éclaire à l’électricité turque. (2021, 12 juillet). L’Orient-Le-Jour. https://www.lorientlejour.com/article/1268152/dans-le-nord-ouest-de-la-syrie-on-seclaire-a-lelectricite-turque.html  (consulté le 28/07/2021).

[22] Ibid.

[23] Dans le nord-ouest de la Syrie, on s’éclaire à l’électricité turque. (2021, 12 juillet). L’Orient-Le-Jour. https://www.lorientlejour.com/article/1268152/dans-le-nord-ouest-de-la-syrie-on-seclaire-a-lelectricite-turque.html  (consulté le 28/07/2021).

[24] Ibid.

[25] Jégo, M. (2021, 19 mars). Désolation et insécurité dans les protectorats turcs du Nord syrien. Le Monde. https://www.lemonde.fr/international/article/2021/03/19/desolation-et-insecurite-dans-les-protectorats-turcs-du-nord-syrien_6073787_3210.html (consulté le 28/07/2021).

[26] Deux soldats turcs tués dans le nord de la Syrie. (2021, 26 juillet). L’Orient-Le-Jour. https://www.lorientlejour.com/article/1269418/deux-soldats-turcs-tues-dans-le-nord-de-la-syrie.html (consulté le 28/07/2021).

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